Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814)

Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814)

Bernardin de Saint-Pierre, né au Havre en 1737, fut l’un des rares auteurs français du XVIIIe siècle à s’opposer frontalement et sans ambiguïté à l’esclavage et au racisme, au nom de la fraternité entre tous les hommes.

Rêvant de voyages, ayant lu très tôt Robinson Crusoë, il était né dans un port négrier de Normandie et il eut l’occasion de faire un voyage à la Martinique à l’âge de 12 ans avec son oncle, capitaine de navire. Un voyage qui le dégoûta à jamais de faire carrière dans la marine, et qui lui fit sans doute découvrir toute l’horreur de l’esclavage, l’enfant ayant probablement compris – même si c’était un aller-retour en « droiture » sans passer par l’Afrique – à quoi servaient les bateaux de sa ville natale.

Ayant poursuivi ses études à Caen, il entra à l’École des Ponts et Chaussées. Mais sa carrière d’ingénieur du roi tournera court, du fait de sa difficulté à se plier aux hiérarchies.

Après un séjour décevant à Paris en 1760, il voyage, à la recherche d’un emploi stable auprès des cours européennes. Il revient déçu et pauvre et s’enferme pour écrire à Ville d’Avray en 1766.

En 1768, il obtient un emploi de capitaine-ingénieur à l’Île de France (île Maurice), alors colonie française esclavagiste.

Ce séjour, qui lui permettra également de se rendre à l’île Bourbon (La Réunion), sera décisif pour sa carrière littéraire et son engagement humaniste.

De retour à Paris en 1771, il fréquente les milieux littéraires de l’Encyclopédie et se lie avec Rousseau.

En 1773, à l’apogée de l’esclavage et de la traite française, Bernardin de Saint-Pierre publie, sous forme de lettres, son Voyage à l’Île de France, à l’Île Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, par un officier du roi, un texte qu’il a rédigé sur place, en 1769.

La Lettre XII est un virulent réquisitoire contre l’esclavage et le colonialisme. Elle contient un paragraphe qui lave l’honneur de tout un siècle en fustigeant, sans les nommer, les contemporains de Bernardin de Saint-Pierre : Montesquieu, Voltaire et Rousseau.

« Je suis fâché que des philosophes qui combattent les abus avec tant de courage n’aient guère parlé de l’esclavage des noirs que pour en plaisanter. Ils se détournent au loin ; ils parlent de la Saint-Barthélemy, du massacre des Mexicains par les Espagnols, comme si ce crime n’était pas celui de nos jours, et auquel la moitié de l’Europe prend part. Y a-t-il plus de mal à tuer d’un coup des gens qui n’ont pas nos opinions, qu’à faire le tourment d’une nation à qui nous devons nos délices ? Ces belles couleurs de rose et de feu dont s’habillent nos dames ; le coton dont elles ouatent leurs jupes ; le sucre, le café, le chocolat de leurs déjeuners, le rouge dont elles relèvent leur blancheur : la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de pleurs et teint du sang des hommes.»

La gloire littéraire de Bernardin de Saint-Pierre lui viendra au moment de son célèbre roman Paul et Virginie (1787).

Mais l’oeuvre la plus intéressante de Bernardin de Saint-Pierre n’a pas été publiée de son vivant.

Il s’agit d’Empsaël et Zoraïde, une pièce de théâtre dévastatrice, où il a eu l’idée d’inverser la situation qui prévalait à son époque : les Africains sont les maîtres, les Européens les esclaves.

Ce qui donne des tirades de ce genre :

« Je connais les blancs : dès qu’il y a quelque amitié entre deux esclaves blancs, il y a complot contre leur maître. Pour les gouverner, souvenez-vous de cette maxime : séparez ceux qui s’aiment et mettez ensemble ceux qui se haïssent. »

Ou bien :

« C’est le meilleur homme que je connaisse. Il aime les noirs et il a toujours quelque chose à leur donner. Il ne manque à ce blanc, pour être parfait, que d’être noir. »

« La couleur noire est la couleur naturelle de l’homme et de la femme. C’est le soleil qui la donne et elle ne s’efface jamais. La couleur blanche au contraire est une couleur malade qui ne se conserve qu’à l’ombre. Tous ces blancs d’Europe ont des visages efféminés. »

Autre exemple de dialogue :

Annibal :

-Nous avons en tout l’avantage sur les blancs. Nous montons à cheval sans selle et sans étriers; nous sommes plus légers à la course, plus forts à la lutte, plus agiles à la nage, plus adroits à la chasse et à la pêche… Est-ce qu’il y a quelque pays dans le monde où les noirs sont esclaves des blancs ?

Balabou :

-Oui, mon fils.

Annibal :

-Et comment se fait-il que les blancs puissent résister aux noirs ?

Balabou :

-C’est que les blancs emploient des arts magiques.

Annibal :

-Est-il possible ?

Balabou :

-Oui, ils ont commerce avec le diable.

 

Bernardin aurait eu l’idée de cette pièce dès 1771 et il aurait commencé à l’écrire vers 1775.

Mais le propos en était si ravageur, qu’il n’était question ni de la faire jouer, ni de la publier. Il y songera bien en 1797, mais dut vite y renoncer après la prise de pouvoir par Bonaparte.

On sait que la pièce circula et qu’il y eut des lectures en privé. La pièce ne fut éditée qu’en 1904 et, naturellement, jamais jouée, jamais rééditée non plus.

Bien entendu, Bernardin n’est pas considéré, dans les manuels de littérature française, comme l’auteur majeur de son siècle, mais plutôt comme un marginal trop sensible, et pour tout dire, un peu fou.

© Une Autre Histoire

 

 

 

2 réactions au sujet de « Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) »

  1. Merci. ça fait plaisir de savoir que certains se battaient et écrivaient, n’avaient pas peur de s’exprimer, même si la dictature de la suprématie blanche mettait des limites à leurs possibilités de toucher plus de gens.
    Il y en a eu d’autres, c’est sûr, dont on n’entendra jamais parler, parce qu’eux n’écrivaient pas…

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